mercredi 9 juillet 2025

Moralité

 
Revue de presse, 8 juillet 2025
 
Il y a une question qui me tracasse depuis près de dix ans : comment se fait-il que la moitié de l’Amérique regarde Donald Trump sans le trouver moralement répugnant ? Il ment, triche, vole, trahit, agit avec cruauté et corruption, et plus de 70 millions d’Américains le trouvent, au minimum, moralement acceptable. Certains le considèrent même comme héroïque, admirable, formidable. Qu’est-ce qui a pu nous conduire à cet état d’engourdissement moral ?
 
Je vais vous raconter une histoire qui constitue, selon moi, la meilleure explication de la façon dont l’Amérique est tombée dans cet état déprimant. C’est une histoire qui s’inspire largement des réflexions d’Alasdair MacIntyre, grand philosophe moral décédé en mai à l’âge de 94 ans. Elle cherche à expliquer comment la culture occidentale a évolué jusqu’à un point où des millions d’entre nous — et pas seulement des Républicains ou des partisans de Trump — sont devenus incapables de formuler des jugements moraux élémentaires.
 
L’histoire commence il y a très longtemps. Revenons à une cité antique — disons Athènes à l’époque d’Aristote. Dans cette cité, la question « Comment définir le but de votre vie ? » n’aurait eu aucun sens. Trouver le but de sa vie n’était pas un choix individuel. Les gens grandissaient au sein d’un dense réseau de famille, de tribu, de cité et de nation. Ils héritaients de ces entités une série de devoirs, de responsabilités, d’obligations. Ils héritaient aussi d’un rôle social : servir les autres en tant que soldat, fermier, marchand, mère, enseignant.
 
Chacun de ces rôles s’accompagnait de standards d’excellence, d’un code définissant ce qu’on devait faire. Il existait une manière d’être un bon guerrier, une bonne mère, un bon ami. Dans ce système moral, on cherchait à atteindre ces standards non seulement pour l’honneur ou l’argent que cela pouvait rapporter, mais parce qu’on voulait être à la hauteur. Un enseignant ne laissait pas un élève acheter de meilleures notes, car cela trahirait les qualités intrinsèques de l’excellence propre à son métier.
 
En excellant dans mon rôle, je contribue à la cité qui m’a formé. En servant les normes intrinsèques de ma pratique, je m’élève peu à peu de la personne médiocre que je suis vers la personne excellente que je pourrais devenir. Ma vie prend sens dans ce parcours de toute une vie vers l’excellence et l’épanouissement humain. Si je mène ce chemin avec succès, j’en retire une identité, du respect de soi, un but. Je sais pourquoi j’ai été mis sur cette Terre, et cela m’apporte un grand réconfort et une profonde satisfaction.
 
Si tout cela vous semble abstrait, laissez-moi vous donner un exemple moderne. Lors de son intronisation au Temple de la renommée du baseball en 2005, l’ancien joueur des Cubs de Chicago Ryne Sandberg a parlé de son dévouement envers son art : « J’étais en admiration chaque fois que je mettais les pieds sur le terrain. C’est ça, le respect. On m’a appris à ne jamais, jamais manquer de respect à mes adversaires, à mes coéquipiers, à mon organisation, à mon entraîneur, et encore moins à mon uniforme. Si vous réussissez une belle action, agissez comme si vous l’aviez déjà fait. Si vous frappez un gros coup, cherchez le coach au troisième but et préparez-vous à courir. »
 
Sandberg a ensuite désigné les membres du Temple de la renommée assis autour de lui : « Ces gars-là n’ont pas ouvert la voie pour que les joueurs d’aujourd’hui ne cherchent qu’à frapper des coups de circuit sans savoir faire avancer un coureur jusqu’au troisième but. C’est un manque de respect envers eux, envers vous, et envers le baseball que nous avons tous appris à aimer. » Il a conclu : « Je n’ai pas bien joué pour obtenir une récompense à la fin du chemin. J’ai bien joué parce que c’est ce qu’il faut faire — jouer avec respect, et jouer correctement. »
Le discours de Sandberg illustre bien ce vieux code moral, fait de traditions d’excellence héritées. Il offrait un cadre moral pour évaluer ceux qui nous entourent, et des standards pour donner forme et sens à notre propre existence.
 
Avançons de plus de mille ans, jusqu’au Moyen Âge. Le judaïsme, le christianisme et l’islam ont redéfini les standards de l’excellence humaine en valorisant davantage la compassion et l’humilité, mais certains principes anciens subsistaient. Les individus ne choisissaient pas leur propre morale — il existait un ordre moral fondamental dans l’univers. Ils ne choisissaient pas non plus leur but individuel dans la vie. Celui-ci était également inscrit dans le bien commun : servir la société dans un rôle donné, transmettre un mode de vie, obéir à la loi divine.
 
Puis vinrent les guerres de religion du XVIIe siècle, et les rivières de sang qu’elles ont fait couler. Le dégoût engendré par tout cela a contribué à faire émerger les Lumières, avec leur rejet de la religion et leur valorisation de la raison. Les penseurs des Lumières ont dit : nous ne pouvons pas continuer à nous entre-tuer pour savoir qui détient la bonne morale. Rendons la morale privée. Chacun pourra définir ses propres valeurs, et nous apprendrons à vivre dans cette diversité.
 
Pour faire simple, les Lumières ont remplacé la primauté de la communauté par celle de l’individu autonome. Elles ont créé des systèmes publics neutres — démocratie, loi, liberté d’expression — pour offrir à chacun un espace dans lequel il pourrait façonner sa propre vie. La morale commune, si elle existait, devait reposer sur la raison, non sur des dogmes religieux, et l’adhésion à cet ordre commun devait être volontaire. L’utilitarisme fut l’une de ces tentatives : faire ce qui procure du plaisir, éviter ce qui cause de la souffrance.
 
Je pense que les Lumières ont été une grande avancée, ayant entre autres donné naissance au système de gouvernement américain. Je chéris la liberté que nous avons désormais de façonner nos vies, et je crois qu’on peut, dans ce cadre, rester fidèle à des principes moraux fixes. Regardez Martin Luther King Jr. si vous en doutez.
 
On dit souvent qu’on peut deviner à quelle forme de conservatisme quelqu’un adhère selon l’année vers laquelle il souhaite revenir. Pour moi, le déclin de la morale partagée s’est produit au cours des 60 dernières années, avec la montée de l’hyper-individualisme et du relativisme moral. MacIntyre, lui, estimait que cette perte de cohérence morale était inscrite dès l’origine dans le projet des Lumières, dès le XVIIIe siècle. Ce projet, selon lui, a échoué parce qu’il a produit des systèmes moraux rationalistes trop abstraits pour donner un sens à la vie réelle. Il a détruit les écosystèmes moraux cohérents, laissant les individus autonomes nus et isolés. Il a aussi dévalorisé les facultés mêmes qui aidaient depuis toujours à trouver un sens à la vie. La raison et la science sont excellentes pour expliquer comment faire les choses, mais pas pour répondre aux questions fondamentales : Pourquoi sommes-nous ici ? Quel est le but ultime de ma vie ? Qu’est-ce qui est bien ou mal ?
 
Puis, aux XIXe et XXe siècles, sont arrivés ceux qui ont tenté de combler le vide moral laissé par les Lumières. Nietzsche, par exemple, a déclaré : Dieu est mort. Nous l’avons tué. La raison ne nous sauvera pas. Ce sera aux individus héroïques et autonomes de trouver un sens par un acte de volonté audacieux. Nous deviendrons nos propres dieux ! Quelques décennies plus tard, Lénine, Mao et Hitler sont apparus, disant au peuple : vous voulez du sens ? Marchez avec moi.
 
Les psychologues ont un adage : la chose la plus difficile à soigner, c’est la tentative du patient de se soigner lui-même. Nous avons tenté de combler le vide moral qu’avait perçu MacIntyre par le narcissisme, le fanatisme et l’autoritarisme — et le remède s’est avéré pire que le mal.
 
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où beaucoup — voire la plupart — ne croient plus à l’existence d’un ordre moral permanent dans l’univers. Pire encore, beaucoup considèrent les traditions morales anciennes comme trop contraignantes — elles nuisent à la liberté individuelle maximale. Comme le disait MacIntyre dans son ouvrage le plus célèbre, Après la vertu : « Chaque agent moral s’exprime désormais sans être contraint par les lois divines, la téléologie naturelle ou l’autorité hiérarchique. » Les individus font de nombreux choix, mais manquent de critères moraux cohérents pour bien les faire.
Après la vertu commence par l’expérience de pensée la plus connue de MacIntyre. Imaginez, écrit-il, que tous les livres de science aient été détruits. Tous les scientifiques tués, tous les laboratoires brûlés. Il ne resterait que quelques pages éparses de manuels. Nous aurions encore des mots comme neutrino, masse ou poids atomique, mais aucun moyen de les relier ensemble.
 
Notre vie morale est un peu comme cela, affirme-t-il. Nous utilisons des mots comme vertu, des expressions comme but de la vie, mais ce ne sont plus que des fragments isolés sans système cohérent auquel on pourrait se vouer. Les gens ont été coupés de toute vision de leur but ultime.
Comment décide-t-on alors de ce qui est bien ou mal ? On fait ce qui nous semble juste sur le moment. MacIntyre appelait cela l’« émotivisme » — l’idée selon laquelle « tous les jugements moraux ne sont que l’expression d’une préférence, d’une attitude ou d’un ressenti ». L’émotivisme s’insère naturellement dans les sociétés capitalistes, où l’économie repose sur les préférences individuelles des consommateurs.
 
L’un des problèmes d’une société sans ordre moral partagé, c’est qu’il n’y a aucun moyen de trancher les désaccords. Aucun critère objectif pour déterminer si un point de vue est juste ou non. Les débats publics deviennent alors interminables, marqués par toujours plus d’indignation et de polarisation. Les gens emploient un langage moralisateur pour imposer leur point de vue, mais ce qu’ils font vraiment, c’est déguiser leurs préférences en arguments moraux.
 
Et si plus personne ne peut persuader quiconque sur ce qui est bien ou mal, il ne reste plus que deux options pour trancher : la coercition ou la manipulation. On en vient à considérer les autres comme de simples moyens d’atteindre ses fins, à contraindre à croire ce que l’on croit (bienvenue dans les programmes DEI d’entreprise). Ou bien les publicitaires, démagogues et influenceurs manipulent nos émotions pour nous faire désirer ce qu’ils veulent — et ainsi obtenir ce qu’ils veulent. (Bienvenue dans le monde de ce maître de la manipulation qu’est Donald Trump.)
 
Dans les années 1980, le philosophe Allan Bloom a écrit un livre expliquant que dans un monde sans normes morales, les gens devenaient de simples relativistes : « Tu fais ce que tu veux, je fais ce que je veux, ça n’a pas vraiment d’importance. » C’est ce que Kierkegaard appelait une vie esthétique : je fais ce qui me semble plaisant sur le moment, et je ne réfléchis pas trop au sens ultime de la vie. Comme le disait MacIntyre : « Le choix entre l’éthique et l’esthétique n’est pas celui entre le bien et le mal, mais celui de décider ou non de penser en termes de bien et de mal. »
 
Mais le relativisme moral des années 1980 et 1990 ressemble aujourd’hui à un âge d’or de paix et de tranquillité. Depuis 30 ans, beaucoup essaient de combler leur vide intérieur par un sentiment de droiture ancré dans leur identité politique. Et quand on fait cela, la politique infiltre tout et devient une guerre sainte, dans laquelle tout compromis apparaît comme une trahison.
 
Pire encore, les gens ne sont plus formés aux vertus pratiques qui permettent de mener une vie bonne : honnêteté, fidélité, compassion, altruisme. Ils deviennent anxieux, fragiles. Comme l’avait observé Nietzsche : « Celui qui a un pourquoi peut endurer tous les comment. » Mais si vous ne savez pas pourquoi vous vivez, vous vous effondrez au moindre revers.
La société commence à se désagréger. Ted Clayton, politologue à l’université de Central Michigan, l’a bien résumé : « MacIntyre soutient qu’aujourd’hui nous vivons dans une société fragmentée, composée d’individus sans notion du bien commun, sans moyen de le poursuivre ensemble, sans possibilité de se convaincre mutuellement de ce qu’il est — et dont la plupart croient d’ailleurs qu’il n’existe pas, ou ne peut pas exister. »
Puis arrive Trump, qui ne cherche même pas à s’exprimer dans le langage de la morale. Quand il gracie des crapules sans remords, il ne semble même pas réaliser qu’il affaiblit nos normes morales communes. Trump parle les langages que les modernes comprennent : le langage des préférences (« je veux »), celui du pouvoir (« j’ai l’avantage »), celui du moi, du gain, de l’acquisition. Il ne s’efface pas derrière un rôle social. Il ne cherche pas à se conformer à des standards d’excellence propres à une fonction. Il traite même la présidence comme une propriété personnelle dont il peut se servir pour obtenir ce qu’il veut. Comme l’a observé le théoricien politique Yuval Levin, beaucoup — Trump en tête — n’entrent pas dans les institutions pour y être transformés. Ils les utilisent comme scènes où briller, pour mettre en avant leur moi merveilleux.
 
Alors bien sûr, beaucoup de gens ne trouvent pas Trump moralement répugnant. Il n’est que la version amplifiée du type de personne que notre société moderne est conçue pour produire. Et chers Démocrates, ne soyez pas trop satisfaits de vous : s’il était dans votre camp, la plupart d’entre vous l’aimeraient aussi. Vous le niez, mais vous vous mentez à vous-mêmes. Peu d’entre nous échappent au climat moral de leur époque. Comme le disait MacIntyre : « Les barbares n’attendent pas au-delà des frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis un bon moment. Et c’est notre inconscience de cette réalité qui constitue une part de notre malheur. »
 
MacIntyre était un radical — à la fois de gauche et de droite. Il voulait un retour aux communautés morales cohérentes, précapitalistes, existantes avant l’échec du projet des Lumières — d’abord localement, puis à plus grande échelle. C’est le projet de nombreux post-libéraux d’aujourd’hui, qui construisent des communautés cohérentes autour de dieux plus forts : foi, famille, patrie.
 
J’avoue que bon nombre de ces post-libéraux, à gauche comme à droite, me paraissent absurdes. Des gens qui ne sont jamais sortis de leur première semaine de maîtrise théorisent la reconstitution d’une solidarité totale, mais dans la vraie vie, cela débouche sur un autoritarisme brutal. (Il y a un siècle, les marxistes tenaient des discours similaires — et cela a conduit à des États mafieux comme l’Union soviétique.)
 
Nous n’abandonnerons pas le pluralisme — et nous ne devrions pas. En réalité, le pluralisme est la réponse. Le pluraliste est capable de vivre dans la tension que créent des valeurs incompatibles. Un bon pluraliste peut célébrer les Lumières, le capitalisme démocratique, la diversité ethnique et intellectuelle — tout en respectant les vérités permanentes et les valeurs éternelles que MacIntyre chérissait.
 
Un bon pluraliste peut voir sa vie comme Ryne Sandberg voyait la sienne : subordonnée à un rôle social, prêt à sacrifier parfois son intérêt immédiat pour faire avancer le coureur.
Se relever du fléau moral qu’est le trumpisme, c’est restaurer le vocabulaire qui permet de parler de manière cohérente de sa vie morale — et de distinguer une personne de caractère d’une autre qui n’en a pas.
 
Il ne s’agit pas de rejeter entièrement le projet des Lumières, mais sans doute de réajuster notre culture pour que les gens soient plus disposés à sacrifier une part de leur autonomie pour le bien de la communauté. Il nous faut offrir aux prochaines générations une formation morale aussi rigoureuse que leur formation technique ou professionnelle. Comme le comprenaient les Anciens, cela suppose de former le cœur et la volonté autant que l’esprit rationnel.
 
Voilà le type de projets humanistes auxquels MacIntyre a consacré sa vie. Et c’est là l’un des héritages qu’il nous laisse.
****Note de Julie Drolet
NB: Comme journaliste, je ne prends pas position sur le contenu des textes que je partage sur FB. Mon objectif est de partager avec vous mes lectures du jour.
 
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Revue de presse, 8 juillet,
 
Publié dans The Economist
 
Était-ce JUSTE une fausse alerte ?
La panique qui a suivi les tarifs douaniers du « jour de la libération » imposés par le président Donald Trump en avril semble avoir laissé place à un optimisme croissant. L’effet inflationniste de ces droits de douane est, jusqu’ici, resté modéré. En privé, les patrons disent désormais s’attendre à ce que les conflits commerciaux débouchent sur des accords commerciaux, plutôt que de devenir une fin en soi. Les enquêtes montrent que la confiance des entreprises et des consommateurs, bien qu’encore basse, s’améliore. L’indice boursier S&P 500 a même atteint un niveau record.
Et comme nous le rapportons, la loi surnommée One Big Beautiful Bill (BBB), adoptée par le Sénat le 1er juillet et par la Chambre des représentants le 3 juillet, ressemble davantage au républicanisme traditionnel de baisses d’impôts et de coupes budgétaires — digne de Paul Ryan ou Mitt Romney — qu’à un fantasme MAGA. Soudain, les chefs d’entreprise sont de nouveau prêts à voir en M. Trump le populiste de son premier mandat : un homme à prendre au sérieux, mais pas au pied de la lettre.
 
Malheureusement, la loi BBB, que M. Trump risque de jeter une ombre sur ce tableau ensoleillé. Elle illustre les dégâts à long terme que M. Trump inflige aux fondations de l’économie américaine.
Le projet de loi Big Beautiful Bill révèle le vide de la Trumponomie
Son principal effet est de prolonger les baisses d’impôts mises en place lors du premier mandat de M. Trump, qui devaient expirer. Les républicains présentent cela comme un simple maintien du statu quo. Pourtant, ils ignorent, comme les démocrates avant eux, que ce statu quo est insoutenable. Sur les douze derniers mois, le déficit budgétaire des États-Unis a atteint 6,7 % du PIB — un chiffre stupéfiant. Si la loi est promulguée, le déficit restera à ce niveau, et le ratio dette/PIB dépassera dans environ deux ans les 106 % atteints après la Seconde Guerre mondiale. Les recettes issues des droits de douane aideront, mais pas suffisamment pour empêcher cette hausse — ce qui signifie que la dérive vers une crise budgétaire se poursuivra.
 
Dans la mesure où le projet de loi impose des restrictions budgétaires, il le fait au mauvais endroit. Alors que l’espérance de vie augmente et que la population vieillit, l’Amérique devrait réduire les aides aux personnes âgées, par exemple en reculant l’âge de la retraite. Au lieu de cela, les retraités bénéficient d’allégements fiscaux et les républicains coupent dans Medicaid, le programme d’assurance santé destiné aux plus modestes. Certaines mesures sont sensées, comme la réduction des possibilités pour les États d’exploiter le système fédéral pour obtenir davantage de fonds. Mais selon les projections officielles, l’effet global sera d’ajouter près de 12 millions d’Américains à ceux qui n’ont pas d’assurance maladie. C’est un chiffre scandaleux pour le pays le plus riche du monde. Nombre de ceux qui perdront leur couverture tomberont sous le coup de nouvelles exigences imposant de travailler pour bénéficier des prestations. Or ces règles ont déjà prouvé qu’elles transformaient l’accès à l’aide en parcours du combattant bureaucratique, sans pour autant accroître significativement l’emploi.
 
D’autres économies proviennent de l’abrogation des crédits d’impôt pour les énergies propres instaurés sous Joe Biden. Ces crédits contenaient des clauses protectionnistes du type « acheter américain », que ce journal a toujours critiquées. Mais comme le Congrès refuse toute tarification du carbone, rien ne viendra les remplacer. Le pays se retrouvera une fois de plus sans politique fédérale de décarbonation, et ses émissions de gaz à effet de serre seront plus élevées que si ces crédits avaient été maintenus. La nostalgie de M. Trump pour les énergies fossiles passe à côté du potentiel des renouvelables à rendre l’énergie beaucoup plus abondante. Ce manque de vision est absurde, alors même que la course à l’intelligence artificielle générale est en partie une course à l’électricité nécessaire pour entraîner des modèles massifs.
 
Même le processus d’adoption de la loi révèle les dysfonctionnements rampants de l’Amérique
La BBB est un texte colossal, car les partis au pouvoir n’ont quasiment qu’une seule occasion par an pour adopter une loi budgétaire et fiscale avec seulement 51 voix au Sénat, sans devoir contourner l’obstruction parlementaire (le filibuster) qui nécessite 60 votes. Dans un texte aussi volumineux, les réformes importantes sont mal examinées, et beaucoup de « saupoudrage » budgétaire est utilisé pour acheter les voix de certains élus.
Les optimistes reconnaissent tout cela, mais soutiennent que la croissance économique dissipera ces inquiétudes. Une croissance plus rapide allégerait le fardeau de la dette, bénéficierait aux pauvres via davantage d’emplois et de meilleurs salaires, et rendrait les dysfonctionnements politiques économiquement insignifiants. L’administration prévoit d’ailleurs une hausse de près de 5 % de la production au cours des quatre prochaines années.
 
Mais il est illusoire d’attendre de cette loi qu’elle provoque un boom de croissance. Les réductions d’impôts déjà en vigueur dans la BBB offrent peu de stimulus supplémentaire, et les tarifs douaniers en annulent une partie. Par ailleurs, les taux d’intérêt sont aujourd’hui trois fois plus élevés qu’au moment de la dernière baisse d’impôts de Trump, et la Réserve fédérale sera plus encline à contrebalancer un relâchement budgétaire par un resserrement monétaire. Les réductions d’impôts de type « offre » peuvent stimuler l’investissement, mais elles ne représentent que 8 % du coût total. De nombreuses nouvelles mesures fiscales, comme les exonérations sur les pourboires ou les heures supplémentaires, relèvent du gadget. Le programme de déréglementation de l’administration pourrait aider, mais à la marge seulement.
 
En réalité, le torrent d’émissions de dette publique finira par nuire à la croissance
En temps normal, la dette publique évince l’investissement privé en augmentant le coût du capital pour de nouveaux projets comme les centres de données. Et les coûts d’un ajustement budgétaire soudain, imposé par les marchés obligataires, seraient immenses. La banque Goldman Sachs estime que si le Congrès retarde l’assainissement budgétaire d’une décennie, il faudra alors soit réduire les dépenses, soit augmenter les impôts de 5,5 % du PIB par an pour stabiliser la dette. C’est plus que l’austérité subie par la zone euro après la crise de la dette souveraine des années 2010. Si un tel effort s’avère trop difficile à imposer aux élus, l’Amérique pourrait recourir à des tactiques d’après-guerre : inflation et répression financière.
Du « vote-a-rama » au « borrower-drama »
 
L’oubli du long terme dans la BBB reflète une maladie plus profonde. Porté par la puissance économique des États-Unis et leur pouvoir de négociation incontestable, M. Trump néglige les fondements du succès américain. Il a relancé ses attaques contre la Réserve fédérale, ajoutant une nouvelle menace à la stabilité économique. Son désengagement du financement de la recherche scientifique nuira à l’innovation américaine. Son mépris pour l’État de droit fait des États-Unis un pays plus risqué pour les investisseurs. Et malgré un assouplissement de sa guerre commerciale, le taux moyen des droits de douane reste au plus haut depuis un siècle, et l’incertitude qui entoure la politique commerciale pèse sur l’économie. Même si les actifs américains explosent en valeur en dollars, ils ont perdu du terrain lorsqu’on les exprime en devises étrangères. Une chute de 11 % du dollar cette année reflète des risques économiques à long terme bien réels — et croissants.
 
***Note de Julie Drolet
NB: Comme journaliste, je ne prends pas position sur le contenu des textes que je partage sur FB. Mon objectif est de partager avec vous mes lectures du jour.
 

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