— Eh bien, soit. Tu as déjà joué au billard ?
Ding Yi se dirigea vers la table de billard.
— Tu es capable de rentrer la boule ?
— N’importe qui en serait capable à cette distance.
— Montre-moi.
— Bien, l’expérience est terminée, analysons les résultats, annonça Ding
Yi en allumant une cigarette. Nous avons en tout effectué cinq essais, dont
quatre dans des espaces et à des moments différents, et deux dans la même
position, mais à un moment différent. N’es-tu pas surpris par les résultats ?
Il ouvrit exagérément les bras :
— Cinq essais ! Et les résultats de l’expérience de la boule sont les
mêmes !
Durant ces cinq expériences, les deux boules n’ont pas
changé ; pour ce qui est de leurs positions, si le cadre spatial de référence est
bien la table de billard, celles-ci n’ont pas bougé non plus. Le vecteur de
vitesse de la boule blanche heurtant la boule noire est à peu de chose près le
même. Aussi, il n’y a eu aucune variation de l’impulsion des deux boules.
C’est pourquoi, à chaque essai, la boule noire a été envoyée dans le trou.
Ding Yi ramassa une bouteille de cognac posée à côté du canapé et en
offrit un verre à Wang Miao qui déclina poliment.
— Tu devrais célébrer ça, nous avons fait la découverte d’un grand
principe : les lois de la physique restent invariables dans des cadres
spatiotemporels différents. Toutes les théories physiques de l’histoire de
l’humanité, du principe de la flottabilité à la théorie des cordes, de même que toutes les découvertes scientifiques et les réalisations de la pensée humaine
sont à ce jour des sous-produits de cette grande loi. Comparés à nous,
Einstein et Hawking n’étaient que de vulgaires techniciens.
— Imaginons à présent une autre série de résultats : la première fois, la
boule blanche pousse la boule noire dans le trou ; la deuxième, la boule noire
dévie sur le côté ; la troisième fois, la boule noire grimpe au plafond ; la
quatrième, la boule noire volette dans la pièce comme un moineau affolé,
puis vient finalement se ficher dans ta poche ; la cinquième, la boule noire
s’envole à la vitesse de la lumière, fait un trou dans le bord de la table,
transperce le mur et dépasse la planète Terre, puis le système solaire, comme
dans la nouvelle d’Asimov1. Qu’en déduirais-tu ?
Ding Yi fixa Wang Miao. Ce dernier garda le silence un long moment
avant de répondre :
— C’est ce qui est arrivé, n’est-ce pas ?
Trois coûteuses tables de billard ont été construites : une en
Amérique du Nord, une en Europe et une, comme tu le sais, à Liangxiang en
Chine. Votre Centre de recherches en nanotechnologie en a d’ailleurs tiré un
certain profit. Ces accélérateurs de particules à haute énergie augmentent
l’énergie de collision à un ordre de grandeur jusque-là jamais atteint par
l’homme. Dans ce nouveau régime, en dépit des mêmes particules, des
mêmes niveaux d’énergie, ainsi que des mêmes conditions d’expérience, les
résultats se sont révélés très différents. Les variations ne sont pas seulement
notables entre différents accélérateurs, mais aussi sur un même accélérateur à
des moments différents de l’expérience. Ça a été la panique chez les
physiciens. Ils ont réitéré encore et encore leurs expériences de collisions à
haute énergie, mais les résultats obtenus ont été chaque fois différents, ils ne
semblent régis par aucune loi.
— Cela signifie que les lois de la physique varient dans le temps et dans
l’espace.
— Cela signifie que les lois de la physique que nous croyions applicables
partout dans l’univers n’existent pas, que la physique… n’existe pas
L’hypothèse du sniper était la suivante : un tireur d’élite de génie s’amuse
à mitrailler une cible dans laquelle chaque impact de balle se situe à une
distance précise de dix centimètres l’un de l’autre. Imaginons que sur la
surface même de la cible vivent des créatures intelligentes en deux
dimensions. Les honorables scientifiques de cette étrange espèce mènent une
étude qui les conduit à édicter une loi fondamentale : dans l’univers, il y a un
trou tous les dix centimètres. Les créatures prennent la distraction du sniper
pour un principe invariable de l’univers.
L’hypothèse du fermier, elle, tient du roman d’épouvante : il était une fois
des dindes vivant dans la basse-cour d’une ferme. Chaque jour à 11 heures du
matin précises, le fermier venait apporter le déjeuner des volailles. Un
scientifique de la société des dindes étudia ce phénomène et remarqua qu’il
avait lieu de façon régulière depuis près d’un an, sans avoir jamais connu
d’exception. Il en déduisit donc qu’une loi fondamentale régissait l’univers :
la nourriture arrive chaque matin à 11 heures. Il présenta cette loi le matin
même du jour de Noël à ses compatriotes. Or ce jour-là, à 11 heures, aucun
déjeuner n’arriva. Le fermier entra dans la basse-cour et égorgea les dindes.
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