ILS BANNISSENT, ILS MENACENT, ILS PRÊCHENT LA LIBERTÉ
Ce matin, à la lecture de l'actualité, je reviens sur un fait précis, documenté, et pourtant révélateur d’un basculement plus large.
En effet, les États-Unis ont décidé d’interdire l’entrée sur leur territoire à plusieurs personnalités européennes engagées dans la régulation du numérique et la lutte contre la haine en ligne. Parmi elles figure Thierry Breton, ancien commissaire européen, mais aussi des responsables d’organisations non gouvernementales, des chercheurs, des acteurs civiques dont l’activité consiste à documenter la désinformation, les discours haineux et les dérives des grandes plateformes. Aucun extrémiste. Aucun propagandiste de la violence. Des personnes dont le tort est d’avoir voulu fixer des règles à des acteurs devenus plus puissants que nombre d’États.
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION SELON WASHINGTON : BANNIR POUR PROTÉGER
Washington invoque la liberté d’expression et la souveraineté du peuple américain. J’ai relu l’argument attentivement, par souci d’exactitude. Le Digital Services Act, voté par le Parlement européen et adopté à l’unanimité des États membres, ne s’applique qu’au marché européen. Il ne régit pas le débat public américain et n’impose aucune norme aux citoyens des États-Unis. Il rappelle simplement que ce qui est illégal hors ligne ne devient pas légal parce qu’il circule sur une plateforme américaine et rapporte de l’argent. Une position manifestement si radicale qu’elle justifie désormais des sanctions diplomatiques.
RÉGULER N’EST PAS CENSURER, SANCTIONNER N’EST PAS DÉBATTRE
La méthode choisie par Washington est d’une grande sobriété. Pas de contentieux juridique. Pas de débat institutionnel. Des interdictions de visas. On ne conteste pas les règles, on neutralise ceux qui les portent. La liberté d’expression, manifestement, se défend mieux quand l’adversaire reste à distance.
FRONTIÈRES NUMÉRIQUES, FRONTIÈRES POLITIQUES
Hier encore, j’écrivais sur les contrôles numériques aux frontières américaines, sur ces fouilles d’appareils électroniques, ces interrogatoires sans cadre clair, ces refoulements documentés par la presse américaine elle-même, visant des chercheurs, des journalistes ou de simples voyageurs. Le bannissement de responsables européens s’inscrit dans cette même logique. Quand la discussion devient inconfortable, on la déplace du terrain des idées vers celui de la contrainte administrative.
LIBERTÉ CONDITIONNELLE : UNIVERSITÉS, LIVRES, JOURNALISTES
Pendant que Washington accuse l’Europe de censure, la situation intérieure américaine mérite un regard sans emphase. Pressions exercées sur les universités, chercheurs publiquement stigmatisés, étudiants arrêtés lors de mobilisations politiques, visas retirés, livres retirés des bibliothèques scolaires, phénomène documenté par PEN America qui parle de milliers d’ouvrages concernés. Des études universitaires sont dénoncées comme idéologiques pour avoir abordé le racisme, le genre ou le climat. La liberté d’expression, bien sûr, reste proclamée. Elle devient simplement conditionnelle.
La presse indépendante, dans ce paysage, continue d’être traitée comme un adversaire structurel. Les insultes répétées, les accusations de mensonge, les restrictions d’accès aux institutions fédérales et les menaces budgétaires contre des médias publics comme NPR ou PBS ne relèvent pas de l’anecdote.
QUAND L’INVESTIGATION DÉRANGE, ON ÉTEINT LA LUMIÈRE
Plus récemment encore, une enquête de grande ampleur du programme 60 Minutes consacrée à la prison CECOT au Salvador a été retirée de la diffusion à la dernière minute par la direction de CBS, alors même qu’elle avait été validée sur le plan éditorial et juridique. L’enquête portait sur le sort de personnes expulsées des États-Unis après avoir été arrêtées par les agents de l’ICE, puis transférées dans cette méga-prison salvadorienne, symbole de la politique sécuritaire du président Nayib Bukele, dont le pouvoir autoritaire est largement documenté. La correspondante de l’émission elle-même a évoqué des pressions politiques. Il s’agissait pourtant d’un simple travail d’investigation. On peut appeler cela un choix éditorial. On peut aussi y voir une censure très appliquée.
INGÉRENCE POUR LES AUTRES, SOUVERAINETÉ POUR SOI
Sur la scène internationale, la cohérence du discours américain devient presque élégante. Washington dénonce l’extraterritorialité européenne tout en sanctionnant des ressortissants étrangers pour des actes accomplis hors du territoire américain. Il invoque la souveraineté des peuples tout en menaçant un pays européen, le Danemark, de s’approprier le Groenland, y compris par la force si nécessaire. Il dénonce l’ingérence, tout en laissant des figures centrales du trumpisme intervenir ouvertement dans la vie politique européenne.
J. D. Vance reprend publiquement les arguments des droites extrêmes du continent. Steve Bannon continue d’organiser et de théoriser une internationale réactionnaire assumée. Elon Musk utilise la plateforme qu’il contrôle comme un instrument d’intervention politique directe, soutenant des forces radicales européennes tout en dénonçant toute tentative de régulation comme une atteinte intolérable à la liberté. Curieusement, cette ingérence-là ne menace jamais la souveraineté des peuples.
SOUMISSION AU DROIT NON REQUISE : CPI, ONU, DROITS HUMAINS
Le précédent est éclairant. Avant les régulateurs européens du numérique, ce sont les juges de la Cour pénale internationale qui ont fait l’objet de sanctions américaines pour avoir enquêté sur des crimes de guerre, au nom du droit international. Plus récemment, la rapporteuse spéciale de l’ONU Francesca Albanese a subi pressions diplomatiques et campagnes de délégitimation pour avoir exercé son mandat avec rigueur, en s’appuyant sur le droit et les droits humains. Là encore, le message est limpide : le droit est tolérable tant qu’il reste abstrait. Lorsqu’il devient opérant, il devient hostile.
BIG TECH + POUVOIR POLITIQUE : DES MILLIARDS EN JEU
Je ne vois pas là une série de contradictions accidentelles. J’y vois une convergence d’intérêts. Donald Trump et les oligarques du numérique américain avancent ensemble dès lors que l’Europe tente de fixer des règles contraignantes. Derrière les proclamations martiales sur la liberté d’expression, il y a des enjeux très concrets, parfaitement mesurables, des milliards de dollars en jeu et des modèles économiques fondés sur l’absence de contraintes, la captation de l’attention et la monétisation de la conflictualité.
CE N’EST PAS LA LIBERTÉ QU’ILS DÉFENDENT, C’EST UN MODÈLE
La liberté d’expression ainsi brandie n’est ni universelle ni désintéressée. Elle protège les plateformes dominantes, les discours rentables et les alliés politiques. Elle devient soudain très exigeante lorsqu’il s’agit de sanctionner ceux qui cherchent à en fixer les limites démocratiques.
Quand un pouvoir bannit des chercheurs, des régulateurs, des responsables associatifs, des juges internationaux et contribue à faire taire des enquêtes journalistiques au nom de la liberté, ce n’est pas la liberté qu’il défend.
C’est un modèle économique et politique précis.
Et ce modèle supporte de plus en plus mal qu’on lui oppose des règles. Si je devais terminer par une question réthorique je dirais "Est-ce tolérable?"
Rudy Demotte
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