Rappelle-toi depuis combien de temps tu remets à plus tard et combien de fois, ayant reçu des Dieux des occasions de t’acquitter, tu ne les as pas mises à profit. Mais il faut enfin, dès maintenant, que tu sentes de quel monde tu fais partie, et de quel être, régisseur du monde, tu es une émanation, et qu’un temps limité te circonscrit. Si tu n’en profites pas, pour accéder à la sérénité, ce moment passera ; tu passeras aussi, et jamais plus il ne reviendra. »
« Tu le leur donneras, si tu accomplis chaque action comme étant la dernière de ta vie, la tenant à l’écart de toute irréflexion, de toute aversion passionnée qui t’arracherait à l’empire de la raison, de toute feinte, de tout égoïsme et de tout ressentiment à l’égard du destin. Tu vois combien sont peu nombreux les préceptes dont il faut se rendre maître pour pouvoir vivre d’une vie paisible et passée dans la crainte des Dieux, car les Dieux ne réclameront rien de plus à qui les observe. »
« Il n’est pas facile de voir un homme malheureux pour n’avoir point arrêté sa pensée sur ce qui passe dans l’âme d’un autre. Quant à ceux qui ne se rendent pas compte des mouvements de leur âme propre, c’est une nécessité qu’ils soient malheureux. »
« Ce qui vient des Dieux, en effet, est respectable en raison de leur excellence ; ce qui vient des hommes est digne d’amour, en vertu de notre parenté commune ; digne aussi parfois d’une sorte de pitié, en raison de leur ignorance des biens et des maux, aveuglement non moindre que celui qui nous prive de distinguer le blanc d’avec le noir. »
« Quand tu devrais vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que nul ne perd une vie autre que celle qu’il vit, et qu’il ne vit pas une vie autre que celle qu’il perd. Par là, la vie la plus longue revient à la vie la plus courte. Le temps présent, en effet, étant le même pour tous, le temps passé est donc aussi le même, et ce temps disparu apparaît ainsi infiniment réduit. »
« Le temps de la vie de l’homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de tout son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. »
« Rejette donc tout le reste et ne t’attache qu’à ces quelques préceptes. Mais souviens-toi aussi que chacun ne vit que le moment présent, et que ce moment ne dure qu’un instant ; le reste, il a été vécu ou est dans l’incertain. Petit est donc le temps que chacun vit ; petit est le coin de terre où il le vit, et petite aussi, même la plus durable, est la gloire posthume ; elle ne tient qu’à la succession de ces petits hommes qui mourront très vite, sans se connaître eux-mêmes, bien loin de connaître celui qui mourut longtemps avant eux. »
« On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en son for intérieur, ces notions sur lesquelles il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. Accorde-toi donc sans cesse cette retraite, et renouvelle-toi. »
« Au nombre des plus proches maximes sur lesquelles tu te pencheras, compte ces deux : l’une que les choses n’atteignent point l’âme, mais qu’elles restent confinées au dehors, et que. les troubles ne naissent que de la seule opinion qu’elle s’en fait. »
« Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaîtras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation, dans sa raison génératrice. »
« N’agis point comme si tu devais vivre des milliers d’années. L’inévitable est sur toi suspendu. Tant que tu vis, tant que cela t’est possible, deviens homme de bien.»
« Que de loisirs il gagne celui qui ne regarde pas à ce qu’a dit le voisin, à ce qu’il a fait, à ce qu’il a pensé ; mais à ce qu’il fait lui-même, afin que son acte soit juste, saint et absolument bon. »
« Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela, en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. »
« Il n’arrive à personne rien qu’il ne soit naturellement à même de supporter. Les mêmes accidents arrivent à un autre et, soit qu’il ignore qu’ils sont arrivés, soit étalage de magnanimité, il reste calme et demeure indompté. »
« Souviens-toi de la substance totale, dont tu participes pour une minime part ; de la durée totale, dont un court et infime intervalle t’a été assigné ; de la destinée, dont tu es quelle faible part ! »
« Vivre avec les Dieux. Il vit avec les Dieux celui qui constamment leur montre une âme satisfaite des lots qui lui ont été assignés, docile à tout ce que veut le Génie que, parcelle de lui-même, Zeus a donné à chacun comme chef et comme guide. Et ce Génie, c’est l’intelligence et la raison de chacun. »
« Je suis composé d’un faible corps et d’une âme. Pour le corps, tout est indifférent, car il ne peut établir aucune différence. Quant à l’esprit, tout ce qui n’est pas de son activité lui est indifférent, et tout ce qui est de son activité, tout cela est en son pouvoir. Mais toutefois, de tout ce qui est en son pouvoir, seule l’activité présente l’intéresse, car ses activités futures ou passées lui sont aussi en ce moment indifférentes.»
« Il faut, en homme déjà mort et ayant vécu jusqu’au moment présent, vivre le reste de ta vie conformément à la nature. »
« Passer chaque jour comme si c’était le der« nier, à éviter l’agitation, la torpeur, la dissimulation. »
« Les cycles du monde sont toujours pareils, en haut comme en bas, d’un siècle à un autre. Ou bien l’Intelligence universelle fait à chaque instant acte d’initiative ; accepte alors l’initiative qu’elle donne. Ou bien, elle n’a pris qu’une fois pour toutes l’initiative, et tout le reste en découle par voie de conséquence… Bref, s’il y a un Dieu, tout est pour le mieux. Mais si tout marche au hasard, ne te laisse pas toi-même aller au hasard.
Bientôt la terre nous recouvrira tous. Ensuite cette terre se transformera, et celle qui lui succédera, à l’infini se transformera, et de nouveau à l’infini changera la terre qui en naîtra. En considérant les agitations de ces vagues de « changements et de transformations et leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel.»
« Tout ce qui arrive, ou bien arrive de telle sorte que tu peux naturellement le supporter, ou bien que tu ne peux pas naturellement le supporter. Si donc il t’arrive ce que tu peux naturellement supporter, ne maugrée pas ; mais, autant que tu en es naturellement capable, supporte-le. »
« Mais pour l’âme, en toute occasion et en quelque lieu qu’elle soit surprise, elle rend parfait et suffisant ce qu’elle s’est proposé, de sorte qu’elle peut dire : « Je recueille le fruit de ce qui m’appartient. »
De plus, elle fait le tour du monde entier, du vide qui l’entoure et de la forme qu’il a. Elle plonge dans l’infini de la durée, embrasse la régénération périodique du monde, la considère et se rend compte que ceux qui viendront après nous ne verront rien de nouveau, et que ceux qui sont venus avant nous n’ont rien vu de plus extraordinaire que nous, mais que l’homme âgé de quarante ans, pour peu qu’il ait d’intelligence, a vu en quelque sorte tout ce qui a été et tout ce qui sera dans l’identité des mêmes choses.
Et le propre de l’âme raisonnable, c’est aussi l’amour de son prochain, la vérité, la pudeur, l’obligation où elle est de s’estimer de préférence à tout, ce qui est aussi le propre de la loi. Ainsi donc, il n’y a aucune différence entre la droite raison et la raison de la justice. »
« Avec quelle évidence tu arrives à penser qu’il ne saurait y avoir dans ta vie une situation aussi favorable à la philosophie, que celle dans laquelle présentement tu te trouves. »
« Dieu voit à nu tous les principes directeurs, sous leurs enveloppes matérielles, sous leurs écorces et leurs impuretés. Car il ne prend contact, et par sa seule intelligence, qu’avec les seules choses qui sont, en ces principes, émanées de lui-même et en ont dérivé. Si toi aussi, tu t’accoutumes à le faire, tu te délivreras d’un très grand embarras. Celui, en effet, qui ne voit pas le morceau de chair qui l’enveloppe, perdra-t-il son temps à s’inquiéter de vêtement, de demeure, de réputation, d’accessoires de ce genre et de mise en scène ? »
« Trois choses te composent : le corps, le souffle, l’intelligence. De ces choses, deux sont à toi, en tant seulement qu’il faut que tu en prennes soin. La troisième seule est proprement tienne. Si donc tu bannis de toi-même, c’est-à-dire de ta pensée, tout ce que les autres font ou disent, tout ce que toi-même a fait ou dit, tout ce qui, en tant qu’à venir, te trouble, tout ce qui, indépendamment de ta volonté, appartenant au corps qui t’enveloppe ou au souffle qui t’accompagne, s’attache en outre à toi même, et tout ce que le tourbillon extérieur entraîne en son circuit, en sorte que ta force intelligente, affranchie de tout ce qui dépend du destin, pure, parfaite, vive par elle-même en pratiquant la justice, en acquiesçant à ce qui arrive et en disant la vérité ; si tu bannis, dis-je, de ce principe intérieur tout ce qui provient de la passion, tout ce qui est avant ou après le moment présent ; si tu fais de toi-même comme le dit Empédocle :
Une sphère parfaite, heureuse de sa stable rotondité ; si tu t’exerces à vivre seulement ce que tu vis, c’est-à-dire le présent[…] »
« Maintes fois je me suis étonné de ce que chaque homme, tout en s’aimant de préférence à tous, fasse pourtant moins de cas de son opi« nion sur lui-même que de celle que les autres ont de lui. Et c’est à ce point que si un Dieu venait à ses côtés, ou que si un sage précepteur lui ordonnait de ne rien penser, et de ne rien concevoir en lui-même sans aussitôt à haute voix l’exprimer, il ne pourrait pas, même un seul jour, s’y résigner. Ainsi, nous appréhendons davantage l’opinion de nos voisins sur nous-mêmes que la nôtre propre. »