mercredi 25 septembre 2024

La mort immortelle, LIU CIXIN

 La première fois que quelqu’un observe le monde tridimensionnel
depuis un espace en quatre dimensions, il a tout d’abord une
révélation : il n’a jusqu’ici jamais réellement vu son propre monde. Si
l’on imagine le monde en trois dimensions comme une peinture, tout
ce qu’il a vu jusqu’alors n’était que son profil, une simple ligne. Ce
n’est qu’en le regardant depuis la quatrième dimension que le tableau
lui apparaît sous sa véritable forme : plat. Il décrit alors le monde
quadridimensionnel en ces mots : aucun objet n’obstrue plus celui qui
se trouve derrière lui et tout intérieur clos se retrouve dévoilé. Cela
paraît être un principe simple, mais en se montrant sous cet aspect,
le monde provoque un violent choc visuel. Lorsque toutes les entraves
et les clôtures sont levées, que tout apparaît à découvert, la masse
d’informations reçue par l’observateur est des centaines de millions de fois plus grande qu’à l’intérieur du monde tridimensionnel. Et,
pendant un instant, le cerveau ne sait pas comment traiter ce flot
d’informations se déversant dans le champ de vision.


Naturellement, les principes de la perspective
avaient toujours cours, et les objets lointains leur apparaissaient
flous, mais tout était visible. Chez ceux qui n’avaient jamais connu
une telle expérience, cette description pouvait laisser entendre que
dans la quatrième dimension il était possible de voir “à travers” le
vaisseau. Or, on ne voyait à travers rien. Tout, absolument tout, était
juxtaposé, comme des cercles concentriques dessinés sur une feuille
de papier : tous les cercles intérieurs étaient visibles, sans que l’on
ait besoin de regarder “à travers”. Ce déploiement se faisait à tous
les niveaux. Le plus difficile était peut-être de décrire celui des objets
solides. Car on pouvait réellement voir à l’intérieur des solides : un
mur par exemple, un morceau de métal, un caillou... Il était possible
d’observer toutes les sections de ces objets en une seule fois.


Dans le monde tridimensionnel, la perception visuelle humaine faisait face à un nombre limité de détails : quelle que soit la complexité d’un environnement ou d’un objet, les éléments visibles étaient en effet restreints. Si l’on disposait de suffisamment de temps, il était possible de les observer un par un et d’embrasser
l’ensemble du regard. Or, quand on examinait le monde
tridimensionnel depuis un espace quadridimensionnel, tous les
éléments d’un objet en trois dimensions étaient révélés, de même que
les éléments à l’intérieur de ces éléments, et ainsi de suite jusqu’à
l’infini.

Chaque objet spécifique, tels un verre d’eau ou un stylo,
offrait à leur regard une juxtaposition illimitée de détails, de sorte que
le système visuel recevait la même infinitude d’informations. Une vie
entière ne suffisait pas à appréhender la totalité de cette
configuration quadridimensionnelle. Ces niveaux sans fin sur lesquels
s’ouvrait un objet généraient chez l’observateur un vertigineux
sentiment de profondeur, comme un emboîtement interminable de
poupées russes. Contempler l’infini depuis un noyau d’amande n’était
plus seulement une métaphore.


En effet, la peau enveloppait toujours les organes et les os, et laforme de ces hommes dans le monde en trois dimensions était
inchangée ; ce n’étaient que des détails parmi une multitude d’autres
qui s’offraient en simultané.
— Prenez garde à vos mains. Si vous n’êtes pas assez prudents,
vous risquez de percuter vos propres organes internes ou bien ceux
de quelqu’un d’autre.

Bref, vous êtes devenus des dieux dans le monde
tridimensionnel, mais il vous faudra un certain temps d’adaptation à la
quatrième dimension avant de pouvoir faire usage de vos pouvoirs.

Mais très vite, le cerveau pouvait s’adapter à l’environnement
quadridimensionnel et faire instinctivement abstraction de la majorité
des détails pour se focaliser sur la structure globale des objets.


La mort immortelle

LIU CIXIN, 2018



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