« C’est terrifiant d’imaginer que chacun de nos choix produit un
nouveau monde. Après le match de base-ball, on est allé à Navy Pier, et
puis ici pour dîner, n’est-ce pas ? Mais ce n’est qu’une version des
événements. Dans une autre réalité, nous sommes allés à un concert. Et
dans une autre encore, nous sommes restés à la maison. Ou on a eu un
accident mortel sur Lakeshore Drive… et on n’est allés nulle part.
—
Mais ces autres réalités n’existent pas.
— Au contraire. Elles sont tout
aussi réelles que celle que toi et moi vivons en ce moment.
— Comment
est-ce possible ?
— Mystère. Mais nous avons des indices. La plupart des
astrophysiciens pensent que la force qui maintient les étoiles et les
galaxies ensemble – ce qui fait fonctionner tout l’univers – provient
d’une substance théorique que l’on ne peut ni mesurer, ni observer
directement. Ils appellent ça la matière noire. Et cette matière noire
compose l’essentiel de l’univers connu.
— Mais c’est quoi exactement ?
—
Personne ne le sait. Les physiciens essaient de bâtir de nouvelles
théories pour expliquer son origine et sa nature. Nous savons qu’elle
possède une masse, comme toute matière ordinaire, mais c’est quelque
chose d’entièrement nouveau.
— Une nouvelle forme de matière, alors ?
—
Voilà. La théorie des cordes y voit la clé de l’existence du multivers.
Imagine
que tu es un poisson dans une mare. Tu peux avancer, reculer, visiter
les côtés, mais jamais sortir de l’eau. Si quelqu’un s’installe à côté
de la mare pour t’observer, tu n’en as pas conscience. Pour toi, cette
petite mare est un univers entier, cohérent. Maintenant, imagine que
cette personne t’attrape et te sorte de la mare. Tu constates que ton
univers n’est qu’une petite mare. Et tu aperçois d’autres mares. Des
arbres. Le ciel. Tu comprends alors que tu fais partie d’une réalité
bien plus vaste et mystérieuse que tu n’aurais osé le rêver. » Daniela
se renfonce dans sa chaise, prend une gorgée de vin. « Alors des
milliers de mares sont partout autour de nous, en ce moment même, mais
on ne peut pas les voir.
Ce que nous autres physiciens appelons, avec notre humour particulier, un chat. La vieille expérience du chat de Schrödinger. Prenons un chat, une fiole de poison et une source radioactive, le tout dans une boîte scellée. Si un capteur interne mesure la radioactivité d’un atome qui s’effondre, la fiole se brise, libérant le poison qui tue le chat. L’atome a cinquante pour cent de chances de s’effondrer. C’est un système ingénieux pour relier le monde classique – le nôtre – à un événement quantique. La mécanique quantique suggère une chose impossible : avant d’ouvrir la boîte, avant que l’observation entre en jeu, l’atome existe dans un état de superposition – un état indéterminé. Effondrement et non-effondrement. Ce qui signifie, du coup, que le chat est à la fois mort et vivant. C’est seulement quand on ouvre la boîte, quand on observe le résultat, que la fonction d’onde s’effondre d’un côté ou de l’autre. En d’autres termes, nous voyons l’issue d’une seule possibilité. Un chat mort, par exemple. Et cela devient notre réalité. Ensuite, ça se complique. Existe-t-il un autre monde, aussi réel que celui que nous connaissons, où nous ouvrons la porte pour trouver un chat bel et bien vivant ? La théorie du multivers en mécanique quantique estime que oui. Quand on ouvre la porte, une bifurcation se crée. Un univers où nous découvrons un chat mort. Un autre où nous découvrons un chat en parfaite santé. Et c’est l’observation qui tue le chat… ou le laisse vivre. Après, putain, c’est franchement le bordel. Parce que ce genre d’observation se produit en permanence. Alors si le monde se scinde chaque fois qu’on observe quelque chose, cela implique une infinité d’univers – un multivers – où tout ce qui peut se produire… se produit. L’idée derrière mon cube minuscule consistait à créer un environnement protégé de l’observation et des stimuli externes pour que mon objet macroscopique – un disque en nitrate d’aluminium de quarante micromètres de longueur, soit environ un trillion d’atomes – puisse exister librement dans cet état indéterminé, sans interaction avec l’environnement.
L’espace d’un instant, je n’ai plus peur. L’émerveillement prend le relais. « La plus belle chose que nous pouvons percevoir, c’est le mystère », dis-je. Amanda me regarde. « Ce n’est pas de moi. Einstein. — Cet endroit est réel ? demande-t-elle. — Qu’entendez-vous par réel ? — Sommes-nous dans un espace physique ? — Je pense qu’il s’agit de la traduction cérébrale d’une chose que notre cerveau est incapable de concevoir. — C’est-à-dire ? — La superposition. — Alors nous sommes en état quantique ? » Je me retourne vers le couloir. Puis à nouveau vers les ténèbres. Malgré l’obscurité, je perçois une tendance récursive dans cet espace, comme si deux miroirs se faisaient face. « Oui, on dirait un couloir, mais je crois que c’est la boîte qui se répète au gré des réalités possibles qui partagent le même point de l’espace et du temps. — Une intersection ? — Exactement. Dans certaines représentations quantiques, la fonction d’onde contient toutes les informations du système – avant qu’il s’effondre par une observation. Ce couloir est la façon dont notre esprit visualise le contenu de notre fonction d’onde, de toutes les possibilités envisageables. — Et où mène ce couloir ? demande-t-elle. Si on continue à marcher, on arrive où ? » En formulant ma réponse, l’émerveillement recule, l’horreur me saisit. « Nulle part. C’est infini. »L’espace d’un instant, je n’ai plus peur. L’émerveillement prend le relais. « La plus belle chose que nous pouvons percevoir, c’est le mystère », dis-je. Amanda me regarde. « Ce n’est pas de moi. Einstein. — Cet endroit est réel ? demande-t-elle. — Qu’entendez-vous par réel ? — Sommes-nous dans un espace physique ? — Je pense qu’il s’agit de la traduction cérébrale d’une chose que notre cerveau est incapable de concevoir. — C’est-à-dire ? — La superposition. — Alors nous sommes en état quantique ? » Je me retourne vers le couloir. Puis à nouveau vers les ténèbres. Malgré l’obscurité, je perçois une tendance récursive dans cet espace, comme si deux miroirs se faisaient face. « Oui, on dirait un couloir, mais je crois que c’est la boîte qui se répète au gré des réalités possibles qui partagent le même point de l’espace et du temps. — Une intersection ? — Exactement. Dans certaines représentations quantiques, la fonction d’onde contient toutes les informations du système – avant qu’il s’effondre par une observation. Ce couloir est la façon dont notre esprit visualise le contenu de notre fonction d’onde, de toutes les possibilités envisageables. — Et où mène ce couloir ? demande-t-elle. Si on continue à marcher, on arrive où ? » En formulant ma réponse, l’émerveillement recule, l’horreur me saisit. « Nulle part. C’est infini. »
À quels types de monde avons-nous accès, d’après vous ? demande Amanda. — J’y réfléchis depuis le début. Commençons par admettre que le multivers a commencé par un événement unique – le Big Bang. Voilà notre point de départ, la base du tronc de l’arbre le plus complexe qu’on puisse concevoir. Alors que le temps se déploie et que la matière s’organise en étoiles et planètes selon toutes les permutations possibles, des branches poussent, et d’autres encore, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, quelque part, quatorze milliards d’années plus tard, ma naissance engendre une nouvelle branche. À partir de là, chacun de mes choix, chacun de mes rapports avec les autres, tout ceci donne encore plus de branches, une infinité de Jason Dessen vivant dans des mondes parallèles, certains très semblables au mien, d’autres radicalement différents.
Ça pourrait être pire. Je ne crois pas qu’on ait accès à toute l’étendue du multivers. Je veux dire, s’il existe un monde où le soleil a brûlé les premières formes de vie sur terre, je doute que l’une de ces portes nous y donne accès. — Alors nous ne pouvons ouvrir que des mondes qui… — Des mondes proches du nôtre, oui, d’une façon ou d’une autre. Des mondes qui se sont séparés il n’y a pas si longtemps, des mondes voisins, à notre échelle. Des mondes où nous existons, où nous avons existé, du moins. Jusqu’où ça remonte, je l’ignore, mais je soupçonne l’existence d’une sorte de sélection des conditions. Ce n’est qu’une hypothèse de travail, pour l’instant.